44
— MONSIEUR SAEZ ? Je suis Anaïs Chatelet, capitaine de police à Bordeaux.
Un temps.
— Comment avez-vous eu mon numéro ?
Elle ne daigna pas répondre. Un temps.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Le ton était hautain mais la voix doucereuse. Anaïs avait décidé de rester à Biarritz jusqu’au lendemain. Après le café avec Martenot, elle avait reçu par SMS les coordonnées de la société propriétaire du 4 × 4. Le Q7 appartenait à l’ACSP, l’Agence de contrôle et de sécurité privée, une société de gardiennage implantée dans la zone tertiaire Terrefort, à Bruges, dans les environs de Bordeaux. Elle avait appelé la boîte. Personne ne s’était mouillé – on avait même refusé de lui donner les coordonnées personnelles du patron, Jean-Michel Saez.
Anaïs n’avais pas insisté. Elle s’était trouvé un petit hôtel à Biarritz, L’Amaia, avenue du Maréchal-Joffre, et avait repris son enquête. Quand elle avait obtenu le numéro privé de Saez, elle avait commencé l’assaut, appelant son mobile toutes les demi-heures sans laisser de message.
Enfin, à 22 heures, il venait de répondre.
— Votre société est propriétaire d’un 4 × 4 Audi Q7 S-Line TDI, immatriculé 360 643 AP 33.
— Oui. Et alors ?
La voix, toujours, suffisante et mielleuse. Anaïs s’apprêtait à lui faire bouffer son petit ton prétentieux quand elle s’aperçut qu’elle ne possédait aucune arme pour mener son offensive. Seulement la remarque d’un homme en cavale qui avait eu l’impression qu’une voiture le suivait.
Elle décida de la jouer soft :
— Ce véhicule a été aperçu plusieurs fois dans le sillage d’un médecin de Bordeaux. L’homme nous a avertis. Il a le sentiment d’être suivi par la voiture de votre société.
— Il a porté plainte ?
— Non.
— Vous avez les dates de ces soi-disant filatures ?
Freire avait précisé que cette présence avait commencé après la découverte de Patrick Bonfils.
— Les 13, 14 et 15 février 2010.
— Qu’avez-vous d’autre contre ce véhicule ?
La voix demeurait très calme. Saez paraissait même s’amuser de cette conversation. Elle ne résista pas à la tentation de lui river son clou.
— Le même 4 × 4 pourrait être impliqué dans un double meurtre perpétré sur la plage de Guéthary hier, mardi 16 février.
Le patron de l’ACSP se contenta de ricaner.
— Vous trouvez ça drôle ?
— Ce qui est drôle, c’est le fonctionnement de votre police. Tant que vous marcherez ainsi, les gens qui veulent vivre en sécurité auront besoin de gens comme nous.
— Expliquez-vous.
— J’ai déclaré le vol de ce véhicule il y a six jours. Le 11 février exactement.
Anaïs encaissa le coup.
— À quel commissariat ?
— Au poste de gendarmerie de Bruges. Près de nos bureaux. Je croyais que la guerre des polices, c’était fini.
— Nous travaillons avec les gendarmes main dans la main.
— Alors, vous avez vraiment des progrès à faire en matière de communication.
Elle avait la bouche sèche. Elle sentait que l’homme mentait mais, pour l’instant, il n’y avait rien à répondre. Elle tenta de conclure avec dignité.
— Vous allez nous expliquer tout ça au poste. Rue François-de-Sourdis, à…
— Certainement pas.
— Pardon ?
— J’ai été patient avec vous, mademoiselle. Maintenant, il est temps de vous mettre les points sur les « i ». Ce sont les suspects que vous convoquez dans vos bureaux. Pas les plaignants. Quand vous retrouverez ma voiture, si jamais ça arrive un jour, alors vous me demanderez gentiment de passer à votre commissariat et je verrai quelles sont mes disponibilités. Bonsoir.
Tonalité. Anaïs était sidérée par l’aplomb du connard. L’homme devait entretenir des liens privilégiés avec le pouvoir bordelais. Soirées entre notables. Donations aux politiques. Passe-droits en tout genre. Elle connaissait. Elle avait grandi dans ces marécages.
Elle se trouvait dans sa chambre. Couleurs ternes. Mobilier d’un autre âge. Odeur de moisi et de nettoyant. Un lieu parfait pour veiller sa grand-mère sur son lit de mort. Elle s’installa sur un bureau minuscule, couvert d’une toile cirée, et relut les renseignements qu’elle avait déjà glanés sur la société ACSP.
L’agence existait depuis douze ans. Elle proposait des prestations standard. Gardiennage et maîtres-chiens. Agents de sécurité et de surveillance. Accompagnement de personnes. Location de véhicules de prestige… Anaïs avait consulté le site Internet. Le ton était convivial mais les informations opaques. L’entreprise appartenait à un groupe – on ne savait pas lequel. Jean-Michel Saez se réclamait d’une « longue expérience en matière de sécurité », pas moyen de savoir où il l’avait acquise. Quant aux références, la boîte s’interdisait de citer le moindre client, par devoir de confidentialité.
Anaïs repartit à la pêche aux articles, commentaires, indiscrétions. Une nouvelle fois, chou blanc. À croire que l’ACSP était une société fantôme qui n’avait ni passé, ni clients, ni partenaires.
Elle appela Le Coz. Voix maussade. Depuis qu’il était rentré à Bordeaux, il gérait le flot de témoignages bidon et d’indices fantaisistes concernant le fugitif. Avec en bonus le harcèlement des médias et des autorités : OÙ ÉTAIT VICTOR JANUSZ ? Anaïs se demanda si elle n’était pas secrètement restée à Biarritz pour échapper à tout ça.
— Des nouvelles du juge ?
On parlait depuis la veille d’une saisie imminente. La fuite de Freire avait accéléré les choses. Il n’était plus question de délai de flagrance. Adieu l’indépendance. Adieu la liberté. Et peut-être aussi, adieu l’enquête…
— Toujours pas, fit Le Coz. Le Parquet a l’air de nous avoir oubliés.
— Tu parles. Et le reste ?
« Le reste », c’était Janusz et sa cavale.
— Rien. Il nous a filé entre les pattes. On doit l’admettre.
D’un côté, Anaïs se réjouissait de cette évidence. De l’autre, elle redoutait le pire. Janusz aurait été plus à l’abri en prison. Tout fuyard risque une balle perdue et celui-là avait, en prime, des snipers professionnels à ses trousses.
— Où tu es, là ?
— Au bureau.
— Tu as encore la pêche ?
Le Coz expira lourdement dans le combiné :
— Je t’écoute.
Anaïs chargea Le Coz de se rendre dans les bureaux de l’ACSP et de perquisitionner les lieux. Tant qu’un juge n’avait pas été officiellement saisi, son groupe bénéficiait de tous les pouvoirs.
— Je veux l’historique précis de la boîte, dit-elle. La liste de leurs clients. Leur organigramme. Le nom du groupe auquel ils appartiennent. Tout.
— J’y vais demain matin ?
— Tu y vas maintenant.
— Mais il est 22 heures !
— Tu vas tomber sur un gardien de nuit. À toi de te montrer persuasif.
— Si Deversat apprend ça, on…
— Quand il l’apprendra, on aura nos infos. C’est tout ce qui compte.
Le Coz ne répondit pas. Il attendait le mot magique.
— Je te couvre.
Le flic obtempéra, plus ou moins rassuré. Elle hésita puis décida d’appeler le commissaire en personne. Sur son numéro privé.
— J’attendais votre appel, fit-il d’une voix sentencieuse.
— J’attendais le vôtre.
— Je n’avais rien de précis à vous dire.
— Vous êtes sûr ?
Deversat se racla la gorge :
— Un juge a été saisi.
Son cœur marqua un raté. Elle avait posé la question au hasard et elle lui revenait avec la violence d’un boomerang.
— Qui a été nommé ?
— Philippe Le Gall.
Elle aurait pu plus mal tomber. Un nouveau, à peine plus âgé qu’elle, tout juste sorti de l’école de la magistrature. Elle avait déjà bossé avec lui une fois. Il ressemblait au juge de l’affaire d’Outreau. Même tête de premier de la classe. Même jeunesse. Même inexpérience.
— On va me dessaisir ?
— Ce n’est pas de mon ressort. À vous de convaincre Le Gall.
— Sur ce dossier, on peut rien me reprocher.
— Anaïs, vous enquêtez sur un meurtre. Lié sans doute aux deux assassinats du Pays basque. Pour l’instant, vous n’avez aucun résultat. La seule chose concrète que vous ayez faite, c’est de laisser filer notre seul suspect.
Elle se remémora ses progrès dans l’affaire. Elle avait identifié la victime. Elle avait identifié un témoin – disons un suspect. Elle avait décrypté le modus operandi du tueur. Pas si mal en trois jours. Mais Deversat avait raison : elle n’avait fait que son boulot. Sérieusement, mais sans génie.
— Il y a autre chose, ajouta le commissaire.
Anaïs tressaillit. Elle s’attendait toujours à être saquée. Pas parce qu’elle était une femme ni parce qu’elle était jeune mais parce qu’elle était la fille de Jean-Claude Chatelet, bourreau du Chili, meurtrier présumé de plus de deux cents prisonniers politiques.
Mais Deversat frappa ailleurs :
— Il paraît que vous êtes liée au suspect.
— Quoi ? Qui a dit ça ?
— Peu importe. Vous avez vu Mathias Freire en dehors du cadre de l’enquête ?
— Non, mentit-elle. Je ne l’ai rencontré qu’une fois pour l’interroger sur un patient. Patrick Bonfils.
— Deux. Vous êtes allée chez lui, le soir du 15 février.
— Vous… vous m’avez fait suivre ?
— Bien sûr que non. C’est un hasard. Un de nos gars a croisé votre voiture devant le domicile de Mathias Freire.
— Qui ?
— Laissez tomber.
Tous des salauds. Tous des balances. Les flics étaient les pires. Le renseignement, c’était leur vice. Leur milieu naturel. Elle dit d’une voix blanche :
— Je l’ai interrogé une autre fois, c’est vrai.
— À 23 heures ?
Elle ne répondit pas. Elle savait maintenant pourquoi on allait lui retirer l’enquête. Les larmes lui montèrent aux yeux.
— Je garde l’affaire ou non ?
— Où en êtes-vous ?
— Je dois assister demain matin à la fouille en profondeur du domicile des deux victimes de Guéthary.
— Vous êtes sûre que c’est votre place ?
— Je rentre dans la matinée. Je vous rappelle que la voiture de Mathias Freire a été retrouvée sur les lieux.
— Les gendarmes sont d’accord ?
— Il n’y a pas de problème.
— Soyez au poste avant midi. Le juge veut vous voir demain après-midi.
— C’est un grand oral ?
— Appelez ça comme vous voudrez. Avant de vous voir, il veut un rapport détaillé sur toute l’affaire. Une synthèse. J’espère que vous n’avez pas sommeil parce qu’il le veut demain matin par mail.
Deversat allait raccrocher mais elle demanda :
— La société ACSP, vous connaissez ?
— Vaguement. Pourquoi ?
— Une de leurs bagnoles pourrait être impliquée dans l’affaire.
— Quelle affaire ?
Elle força un peu les connexions :
— Le massacre de la plage. Que pensez-vous de cette boîte ?
— On a eu affaire à eux dans un cambriolage aux Chartrons. Un hôtel particulier surveillé par leurs vigiles. Une sacrée bande de cons, à mon avis. Des anciens militaires. Vous les avez contactés ?
— Leur directeur, oui. Jean-Michel Saez.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Qu’on leur avait volé la bagnole avant les faits. Je vais vérifier.
— Faites attention. Si je me souviens bien, ils ont des connexions haut perchées.
Elle songea à Le Coz : il allait droit au casse-pipe. Une perquisition illégale, fondée sur de simples conjectures. Dans la même seconde, elle décida de ne pas l’appeler. Il lui fallait ces renseignements. Son instinct lui soufflait que quelque chose sortirait de ce côté. Après, il serait toujours temps d’essuyer les plâtres…
Elle descendit se faire un café dans le hall puis remonta au pas de course. Elle ouvrit un nouveau fichier sur son Mac et se mit en devoir de rédiger sa synthèse. Après tout, c’était une bonne occasion de faire le point sur sa propre enquête.